Suppression des exonérations fiscales en Afrique : pourquoi la France, le FMI et la BEAC se trompent
Réunis à Paris le 8 octobre 2018 dans le cadre de la réunion des ministres des Finances de la zone franc, les représentants de l’État français, de la Banque des États d’Afrique centrale (BEAC) et le président du comité ministériel de l’Union monétaire d’Afrique centrale (UMAC) se sont prononcés sans nuance en faveur de la suppression des exonérations fiscales au sein de la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC)[1] pour accroitre significativement les ressources intérieures des États membres.
Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie et des Finances, Abbas Mahamat Tolli, gouverneur de la BEAC et Daniel Ona Ondo, président du comité ministériel de l’UMAC, se sont alignés sur la position du FMI qui soutient depuis plusieurs mois que la suppression des exonérations et avantages fiscaux accordés à certaines entreprises au Cameroun, en Centrafrique, au Congo, au Gabon, en Guinée équatoriale et au Tchad, permettrait d’accroître mécaniquement les recettes publiques en général et les recettes non pétrolières en particulier. Cette approche, qui consiste à appliquer une politique économique récessive au moment où le taux de croissance de la CEMAC est annoncé inférieur à 2% en 2018 ne produira pas nécessairement les résultats attendus et est susceptible d’étouffer l’embryon de croissance économique observé dans les pays concernés.
Solution identique proposée indistinctement à 6 pays aux réalités économiques différentes, mais que la France ne s’applique pas elle-même
Sur la forme, la France, la BEAC et l’UMAC appellent à une suppression pure et simple des exonérations fiscales sans avoir préalablement mesuré les conséquences économiques et sociales ni chiffré la plus-value fiscale escomptée par cette mesure pour chacun des pays concernés. Alors que nombre d’entreprises fragilisées par le ralentissement économique licencient à tour de bras, la France et les deux organes financiers de la CEMAC théorisent que l’accroissement de leurs charges fiscales, sans tenir compte des spécificités et de la situation de chacune d’entre elles, favoriserait une meilleure collecte fiscale et une relance de l’économie. Comme souvent, les pays de la CEMAC sont considérés comme un bloc homogène où il n’existe guère de particularismes ou de contextes locaux spécifiques. L’économie de la Centrafrique, en reconstruction après un long conflit armé, se voit appliquer le même remède que le Gabon dont l’économie souffre des fluctuations défavorables des prix du pétrole, qui elle-même est logée à la même enseigne que l’économie camerounaise, bien plus diversifiée, mais confrontée à un conflit séparatiste qu’on peine à nommer dans ses provinces du nord-ouest et du sud-ouest.
Ainsi la France, la BEAC et l’UMAC semblent-elles dire : « supprimez les exonérations fiscales et tout ira bien », oubliant au passage de souligner que la performance fiscale dépend de plusieurs facteurs dont le principal est l’activité économique. En période de ralentissement économique, les performances fiscales sont moindres, avec ou sans exonérations fiscales.
Alors qu’ils semblent se soucier du sort des pays de la CEMAC, il est curieux de constater le mutisme de la France, de la BEAC et l’UMAC qui feignent d’ignorer qu’à l’origine des difficultés économiques au sein de cette sous-région se trouvent bien souvent des problèmes de gouvernance, des atteintes répétées aux principes démocratiques, des systèmes organisés de prédation des ressources publiques, le financement de projets hasardeux ne répondant à aucune logique économique, des détournements massifs de deniers publics et bien d’autres pratiques peu orthodoxes face auxquelles chacun se plait à détourner le regard pour ne pas froisser des dirigeants pas exempts de tout reproche.
Comment recommander aux pays de la CEMAC la suppression des exonérations fiscales alors que la législation française en vigueur prévoit pour ses propres entreprises nombres d’exonérations fiscales parmi lesquelles des exonérations d’impôts sur le bénéfice (pour les entreprises implantées dans des zones franches urbaines, en statuts spécifiques ou en ZAT[2]), des réductions d’impôts au profit de ceux qui investissent au capital de sociétés non cotées et même des exonérations partielles ou totales d’impôts sur les dividendes pour les titres de capital souscrits via un PEA[3] ? La France dont personne n’ignore l’inclination à une taxation tous azimuts a bien compris que les exonérations fiscales sont un outil de politique économique qu’il ne faut pas supprimer, mais encadrer de façon stricte. Pourquoi les pays de la CEMAC devraient-ils faire autrement ? Cette France aujourd’hui si soucieuse du faible niveau de recettes fiscales des pays de la CEMAC, n’est-ce pas la même qui déploie tout son arsenal diplomatique pour permettre à ses multinationales, épinglées par les services fiscaux africains, d’échapper totalement ou partiellement aux redressements fiscaux auxquels elles devraient se soumettre ?
Supprimer les exonérations fiscales reviendrait à agir indifféremment et de façon inintelligente sur le stock des entreprises déjà exonérées et sur le flux des entreprises qui demandent à être exonérées. Cela aurait des conséquences négatives sur l’activité des entreprises bénéficiaires des exonérations (notamment sur les emplois) sans pour autant garantir une meilleure collecte fiscale en raison de la contraction de l’activité économique d’une part et sur l’attrait des investisseurs qui ne se bousculent déjà pas pour s’installer dans l’espace régional de la CEMAC d’autre part. La France, la BEAC et l’UMAC semblent ne pas en tenir compte tout comme elles ne disent mot sur ce fléau, bien plus dévastateur pour l’économie de ces pays que les exonérations fiscales : l’évasion fiscale des multinationales, occidentales et asiatiques, soumises à l’impôt, mais qui s’en extraient par divers artifices ponctionnant chaque année au continent noir entre 40 et 80 milliards USD de recettes[4] et favorisant le maintien dans l’extrême pauvreté de centaines de millions d’Africains ainsi que des crises économiques perpétuelles à travers le continent.
Réformer les systèmes fiscaux pour les adapter aux réalités économiques et sociales locales
Les décideurs français ainsi que ceux de la CEMAC devraient se garder de prescrire une médication localisée pour faire face à une pathologie économique généralisée. Si le problème qu’on veut régler est bien celui de la faiblesse des recettes fiscales et/ou de l’étroitesse de la base imposable, la solution ne peut se résumer à la suppression des exonérations fiscales dont certaines pourraient être parfaitement justifiées. Dans aucun pays sur le continent, cette seule mesure a suffi à accroitre considérablement et durablement les recettes publiques.
S’il est évident qu’il faut mettre fin aux abus, copinages et autres magouilles que des ONG dénoncent dans l’octroi injustifié et illégal de certains avantages fiscaux, le bon sens commande :
- Concernant le stock, de réaliser au sein de chaque pays de l’espace CEMAC un audit des exonérations fiscales qui permettrait de faire ressortir pour chacune d’elles son contexte, son coût, son utilité économique et sociale, sa justification, sa durée dans le temps, etc.
- Concernant le flux, d’octroyer de nouvelles exonérations fiscales uniquement aux entreprises dont les projets, la nature de l’activité, le volume de création d’emplois, les incidences directes et indirectes, etc., correspondent à la stratégie de développement économique adoptée par le pays concerné.
C’est seulement après cela qu’il serait opportun de décider en connaissance de cause et au cas par cas du maintien, de la suppression, de l’attribution ou du refus d’exonérations fiscales aux entreprises sur la base d’un cadre légal bien défini.
La réflexion sur l’accroissement des recettes fiscales des pays de la CEMAC doit nécessairement envisager l’option d’une réforme globale des systèmes et des modèles fiscaux dans certains pays. En effet, dans cinq des six pays de la CEMAC, la législation fiscale, largement héritée des textes fiscaux français du fait de la colonisation, est par certains aspects inadaptées aux contextes locaux. Les principaux prélèvements fiscaux (tels que les impôts fonciers, sur le revenu, sur les bénéfices, etc.) reposent sur le principe déclaratif dans des pays où le secteur informel est prépondérant, souvent sans cadastre actualisé et où l’administration fiscale à toutes les peines du monde pour identifier les contribuables. Peu de contribuables font spontanément une déclaration annuelle et exhaustive de leurs revenus. À l’inverse la fiscalité indirecte semble plus efficace dans un pays comme le Gabon qui parvient à financer partiellement son système d’assurance maladie par ce biais.
De fait, dans les six pays de la CEMAC, le problème structurel qui engendre une faible collecte fiscale au sein des États est moins l’octroi d’exonérations fiscales à certaines entreprises que l’inadéquation du système fiscal aux réalités économiques et sociales locales. Ces législations fiscales inadaptées sont un frein aux performances fiscales et permettent dans chaque pays à des centaines de milliers de contribuables potentiels, particuliers comme entreprises, d’échapper à l’impôt. Ces contribuables potentiels, les systèmes fiscaux en vigueur, qui ont peu évolué sur le fond depuis les indépendances, ne savent ni les identifier ni les imposer réduisant l’assiette fiscale et le niveau de collecte.
Ainsi, quand la France, la BEAC et l’UMAC appellent à la suppression des exonérations fiscales dans le pays de la CEMAC, il vaudrait plutôt mieux les encadrer au plan législatif, s’assurer qu’elles répondent à une logique économique et/ou permettent de pourvoir à un besoin social tel que la création d’emplois.
Quand le ministre français de l’Économie et des Finances plaide pour un accroissement des recettes fiscales des pays de la CEMAC et de l’UEMOA[5], il vaudrait mieux pour y parvenir que l’État français n’aide pas ses multinationales à se soustraire des redressements fiscaux lorsqu’elles sont épinglées, mais qu’au contraire qu’il accompagne les 15 pays de la zone Franc dans une lutte plus efficace contre l’évasion fiscale.
Quand le FMI invite les pays de la CEMAC à de meilleures performances fiscales, il vaudrait peut-être mieux réfléchir à une réforme globale des systèmes fiscaux afin qu’ils soient plus inclusifs et mieux adaptés aux réalités économiques et sociales de chaque pays.
Mays Mouissi
[1] Organisation réunissant les 6 pays d’Afrique centrale ayant en partage le franc CFA
[2] Zone d’aménagement du territoire
[3] Plan épargne en actions
[4] Source : Tommaso Faccio, secrétaire général de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (Icrict) – 2017
[5] Union économique et monétaire ouest-africaine, organisation regroupant les 8 pays d’Afrique de l’ouest ayant en partage le franc CFA (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo)