Gabon : Ces curiosités de la liste électorale qui font douter de sa fiabilité
Alors qu’approche l’élection présidentielle au Gabon, le fichier électoral est contesté par l’opposition, mis en cause par la société civile et jugé fiable par le gouvernement. Pour arrêter une position définitive sur la conformité du fichier électoral nous l’avons audité en réalisant un benchmark entre le nombre d’électeurs inscrits dans chaque localité du pays et la population officielle desdites localités*. Les résultats de cet audit sont pour le moins surprenants : 59 localités comptent plus d’électeurs inscrits sur la liste électorale que d’habitants, 18 ont des ratios d’inscriptions compris entre 80 et 100%, 34% des localités ont un nombre d’électeurs inscrits atypiques par rapport à leur population officielle. Assurément, le fichier électoral présenté comme biométrique n’a pas empêché ce qui ressemble à un gonflement artificiel de la liste électorale et ouvre ainsi la voie à un report de l’élection présidentielle gabonaise a minima ou à une contestation du processus électoral a maxima.
59 localités où la population électorale est supérieure à la population officielle
Selon les résultats du Recensement général de la population et du logement 2013 (RGPL 2013) rendus publics par le gouvernement gabonais cette année, la Commune de Ndzomoé située dans le département du Komo-Océan (Estuaire) comptait seulement 43 habitants. Et pourtant dans cette ville pas moins de 946 personnes sont inscrites sur la liste électorale. Ainsi le nombre d’électeurs inscrits dans la commune de Ndzomoé est-il 22 fois supérieur à la population officielle et recensée dans cette localité. Le poids électoral de cette localité s’est accru de 2200%. Dans ce même département, 53 habitants peuplent le canton Remboué-Gongoué lequel comptent pourtant 786 inscrits sur la liste électorale (un corps électoral 15 fois supérieur à la population recensée). Plus au Sud dans la province de la Nyanga, le canton Mouwambi dans le département de la Basse-Banio compte 8 habitants selon le RGPL 2013 mais les commissions de révision du Ministère de l’intérieur ont réussi à y trouver 114 personnes à inscrire sur la liste électorale laquelle contient 14 fois plus d’électeurs que d’habitants.
Comme dans un système organisé, on retrouve dans toutes les provinces du Gabon des localités où le nombre de personnes inscrites sur la liste électorale est supérieur au nombre d’habitants recensés par la Direction générale de la statistique (DGS) au cours du RGPL 2013. A Ndougou dans l’Ogooué-Maritime, le canton Rembo-Bongou a officiellement 42 habitants mais 394 électeurs sont inscrits. Le canton Dibadi près de Mouila (Ngounié) a 178 habitants mais 1 106 électeurs inscrits. A Djouya dans le département des Plateaux (Haut-Ogooué) on passe d’une population résidente de 335 habitants à une population électorale 748 électeurs. L’Ogooué Lolo n’est pas en reste, le canton Moualo-Onoye dans la Lolo-Bouenguidi compte habituellement 528 habitants mais quand il faut voter la population adulte se démultiplie et atteint 1 095 personnes.
Comme ses consœurs du Sud, la province du Woleu Ntem n’a pas échappé à cette alchimie électorale. Le Canton Mbei près de Medouneu sait aussi multiplier sa population dès lors qu’il y a un scrutin en jeu. Le canton est habité par 556 personnes mais le 27 aout prochain pendant le scrutin présidentiel, 1 028 personnes seront autorisées à voter. Frontalière du Woleu-Ntem, la province de l’Ogooué-Ivindo a aussi été mise à contribution. Les 469 habitants du canton Béleme dans le département de la Mvoung sont supplantés par les 709 électeurs inscrits sur la liste électorale de ce canton. Il en est de même pour Samkita près de Ndjolé dans le Moyen-Ogooué : 379 habitants, 540 électeurs.
Comment ne pas évoquer le cas du 2e arrondissement de la Commune d’Owendo ? Cette circonscription urbaine située dans la banlieue sud de Libreville est peuplée de 5 894 habitants. Cependant sa liste électorale compte 4 897 inscrits de plus que la population officielle de la localité soit 10 791 électeurs.
A l’instar des localités précitées, de nombreuses autres disposent d’un corps électoral supérieur à leur population officielle et recensée. Ces 59 localités représentent ensemble une population électorale de 66 073 personnes alors qu’elles ne sont habitées en réalité que par 39 291 habitants. De fait, 59 localités dont le poids démographique n’est que de 2.17% pèsent artificiellement 11% de la population électorale du Gabon et sont en capacité de faire remporter n’importe quelle élection au candidat qui dispose de la maitrise du fichier électoral.
Il convient de rappeler les dispositions des articles 33 du Code électoral gabonais et 52 de la loi 7/96 portant dispositions communes à toutes les élections lesquelles précisent que l’inscription sur les listes électorales est réservée aux citoyens gabonais ayant atteint leur majorité et résidant depuis douze mois au moins dans la circonscription ou y possédant des intérêts économiques notoirement connus ou des liens familiaux régulièrement entretenus. Compte-tenu l’ampleur et de la généralisation du phénomène observé, l’argument de la possession d’intérêts économiques ou de liens familiaux régulièrement entretenus pour justifier de tels écarts entre la population et les électeurs inscrits ne résisterait pas au constat de gonflement artificiel de la liste électorale.
18 localités où 80 à 100% de la population officielle est inscrite sur le liste électorale
L’audit du fichier électoral gabonais a également permis d’identifier 18 localités dont 8 situées dans la province du Haut-Ogooué où le nombre d’inscrits sur la liste électorale représente 80 à 100% de la population officielle. De tels ratios d’enrôlement sur la liste électorale sont atypiques si l’on tient compte des 2 contraintes incontournables qu’on retrouve dans tous les processus d’enrôlement électoraux du monde :
– L’abstention primaire, c’est-à-dire les personnes en âge de voter qui n’ont pas été s’inscrire sur la liste électorale volontairement ou involontairement (parce que malades, indisponibles, etc.).
– La population jeune n’ayant pas atteint la majorité électorale et ne pouvant de fait avoir la qualité d’électeur dans un scrutin politique.
Au regard de ce qui précède, comment comprendre que dans le canton Kayié près de Bongoville (Haut-Ogooué) 98% des 280 habitants qui y sont recensés sont inscrits sur la liste électorale ? L’unanimisme et la bonne santé des populations de cette contrée auraient-ils fait disparaitre toute forme d’abstention primaire ? N’y aurait-il dans ce canton que 6 personnes dont l’âge est compris entre 0 et 18 ans ? A ce stade il est utile de rappeler que le taux brut de natalité** en milieu rural dans la province du Haut-Ogooué est de 34 ‰. Au cours du RGPL 2013 pas moins de 121 femmes ont été recensées dans le canton Kayié. Ces femmes étant supposément toutes adultes, si on leur applique le taux de natalité mesuré en milieu rural dans le Haut-Ogooué, elles devraient avoir en moyenne 4.1 enfants par femme en âge de procréer.
Comme le canton Kayié, le canton Tandou dans le département de Tsamba-Magotsi (Ngounié) ne connait pas l’abstention primaire et ne compte aucun enfant mineur ou presque. Sur 1 162 habitants, 1 127 sont inscrits sur la liste électorale, soit 97% de la population. Les cantons Dikoka dans la Ngounié et Enkoro dans le Haut-Ogooué sont à classer dans le même régistre, respectivement 96 et 94% de leur population est inscrite sur la liste électorale nationale.
Les cantons Kié dans le Woleu-Ntem et Mbé dans l’Estuaire sont eux aussi des curiosités électorales avec respectivement 92 et 90% de leur population inscrite sur le fichier électoral et autorisée à s’exprimer lors du prochain scrutin présidentiel.
Au total les 18 localités identifiées comme ayant des taux d’inscription sur la liste électorale atypiques comptent officiellement 21 272 habitants et 18 620 électeurs inscrits soit un ratio global de 88%. Ensemble elles ne représentent que 1.17% de la population gabonaise selon le RGPL 2013 mais 3% du corps électoral national.
Répartition des taux d’inscription sur la liste électorale
A 20 jours de l’élection présidentielle, le grand nombre de localités où la population électorale est surdimensionnée jette le discrédit sur la liste électorale et par conséquent sur la sincérité du scrutin à venir. A minima 34% des 226 arrondissements et cantons repartis sur le territoire de la République gabonaise et devant accueillir le scrutin ont un nombre d’électeurs inscrits hors norme et irrégulier.
De façon encore plus détaillée :
– Dans 59 localités du pays (soit 26%) le nombre de personnes inscrites sur la liste électorale est supérieur ou égal à 100% ;
– Dans 18 localités (soit 8%) le nombre d’électeurs inscrits représente entre 80 et 100% de la population ;
– Dans 36 localités (16%) les inscriptions sur la liste électorale équivalent à un rapport électeurs/habitants compris entre 60 et 80% de la population ;
– Dans 53 localités (23%) le nombre d’électeurs inscrits représente entre 40 et 60% de la population ;
– Dans 49 localités (soit 22%) le nombre d’électeurs inscrits représente entre 20 et 40% de la population ;
– Enfin dans 8 localités (soit 4%) le nombre d’électeurs inscrits représente entre 0 et 20% de la population.
Au cours de notre audit nous n’avons pas pu benchmarker la population électorale de 3 localités avec leur population officielle car cette donnée ne nous était pas disponible. Il s’agit des cantons :
– Lékédi-Leyou dans le département de la Lebombi-Leyou près de Moanda dans la Haut-Ogooué ;
– Bonga (district de Batouala) dans le département de l’Ivindo près de Makokou dans la province de l’Ogooué-Ivindo ;
– Iyeze également dans le département de l’Ivindo.
Cependant l’absence des données relatives à la population officielle des 3 localités précitées n’est pas de nature à remettre en cause notre analyse car n’étant pas significative. Le poids électoral cumulé de ces localités est inférieur à 0.38%.
La responsabilité du Ministère de l’intérieur, de Gemalto et de la CENAP engagée
En décembre 2011, après plusieurs années de revendication par l’opposition de l’élaboration d’un fichier électoral fiable s’appuyant sur des données biométriques, le Ministère gabonais de l’intérieur a consenti à lancer un appel d’offres au cours duquel la société française Gemalto fut retenue. Il s’agissait pour Gemalto de mettre en place une solution globale comprenant en particulier l’enregistrement biométrique des citoyens, et la solution de personnalisation des futurs documents du pays dans le respect des dispositions de la loi portant protection des données à caractère personnel rédigée par Pierre Mamboundou, le leader de l’opposition gabonaise de l’époque.
Les travaux de Gemalto ont débouché sur la création d’un programme dénommé IBOGA (Identification biométrique officielle au Gabon) lequel était censé servir entre autre à la fiabilisation de la liste électorale nationale. Pourtant une fois notre audit réalisé, de nombreuses incohérences, atypicités et irrégularités ont été relevées sur la liste électorale. Dès lors il est naturel de s’interroger sur l’efficacité et la conformité du système conçu par la société Gemalto dont il faut rappeler qu’elle est poursuivie devant les juridictions parisiennes depuis 2015 par plusieurs ONG gabonaises et françaises pour les motifs suivants : « détournements de fonds publics par corruption active ou passive, de fonctionnaires nationaux » suite à des insuffisances constatées dans le projet d’introduction de la biométrie dans le processus électoral et l’état civil au Gabon.
Maintenant qu’il est démontré de façon incontestable (sauf à remettre en cause les chiffres officiels du RGPL 2013) que le poids électoral de dizaines de localités du Gabon est totalement décorrelé de leur poids démographique réel, que cela entacherait gravement le scrutin à venir s’il était organisé avec cette liste électorale, il est urgent que le Ministère de l’Intérieur s’en explique. En effet, les dispositions conjuguées du Code électoral et de la loi 7/96 du 12 mars 1993 confèrent au Ministère de l’intérieur la responsabilité de l’établissement et de la révision de la liste électorale. Ce département ministériel doit ainsi expliquer à l’opinion, aux différents candidats, peu importe leur bord politique, et aux observateurs nationaux et internationaux :
1/ Comment ses commissions d’enrôlement et de révision sont-elles parvenues à inscrire sur la liste électorale plus d’électeurs qu’il n’y a d’habitants et cela des milliers de fois dans plusieurs dizaines de localités ?
2/ Pourquoi le système IBOGA dont il assure la responsabilité n’est pas parvenu à empêcher cet état de fait ?
3/ Comment compte-t-il corriger ces gonflements fantaisistes de la liste électorale à 3 semaines de la tenue du scrutin le plus important du Gabon ?
Quant à la Commission électorale nationale autonome et permanent (CENAP), institution théoriquement permanente, en charge d’organiser les élections politiques en République gabonaise, on peut s’étonner qu’aucune des atypicités relevées par notre audit de la liste électorale n’ait jamais été soulevée par elle auparavant. Quelle crédibilité peut avoir une institution qui organise continuellement des élections dans des circonscriptions où le nombre d’électeurs est supérieur au nombre d’habitants ? L’absence de réaction de la CENAP sur ce sujet laisse penser que le Ministère de l’intérieur pourrait lui transmettre un fichier électoral où le nombre d’inscrits est supérieur à la population totale du Gabon qu’elle ne trouverait rien à redire.
Enfin, la Cour constitutionnelle gabonaise, validera-t-elle les résultats d’une élection majeure organisée avec une liste électorale dont il est désormais démontré de façon scientifique qu’elle n’est pas fiable ? Cette institution dont l’une des constantes est de prononcer l’irrecevabilité des recours introduits à son greffe pour manque de preuves, trouvera certainement dans les résultats de cet audit, toutes les preuves scientifiques indiquant l’organisation minutieuse d’une fraude électorale massive qu’elle n’a pu trouver dans les différents recours en annulation introduits devant elle depuis l’élection présidentielle de 1998.
Mays Mouissi
* Afin que les résultats de cet audit ne connaissent aucune contestation, seuls les données et documents officiels du gouvernement gabonais et de son administration ont été utilisés. Nous vous proposons de les télécharger ci-dessous. Les données relatives à la population officielle de chaque localité sont directement issues des résultats du Recensement général de la population et du logement de 2013 (RGPL 2013), rendus publics par le gouvernement gabonais en 2016.
** Le taux de natalité d’une localité mesure le nombre de naissances sur une période d’un an rapportée à la population totale de ladite localité.
Sources principales :
– PROJET IBOGA, Découpage électoral
– Recensement général de la population et du logement de 2013 (RGPL 2013)
– Loi 7/96 du 12 mars 1993 portant dispositions communes dispositions communes à toutes les élections politiques en République gabonaise
– Code électoral du Gabon
– Brochure de présentation du projet d’identification biométrique national du Gabon (IBOGA)
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La machine à tricher est marche depuis
Plusieurs éléments biaisent les analyses faites sur la base des publications faites par le gouvernement gabonais.D’une part les »corrections politiques » des données recueillies par la Direction Générale de la Statistique de façon systématique depuis 1970 et d’autre part les méthodes de collecte des données diffèrent selon qu’il s’agit d’un recensement ou d’un enrôlement électoral.Une comparaison des données recueillies dans ces conditions est-elle objective?